Le Werra Matic E, étrange et efficace

Préambule.

Une caisse où trainent quelques braves appareils, bien abimés par des manipulations loin d’être délicates, et au milieu de ce capharnaüm, ce drôle d’appareil.

Mon ami Patrice m’en avait parlé mais je n’en avais jamais trouvé. Eh bien, c’est chose faite maintenant. Il est accompagné de son drôle de bouchon d’objectif et d’un autre protège bouton, j’y reviendrai.

Manifestement, le vide-grenier ne sait pas ce qu’il vend et lorsque je m’enquiers du prix, je suis surpris, agréablement. Sans hésiter, je débourse mon billet et me voici propriétaire de ce drôle d’appareil, qui doit venir d’Allemagne de l’Est si mes souvenirs sont bons.

Mais nous allons découvrir tout cela ensemble.

Un peu d’histoire.

Nous sommes en 1806, à Iéna, en Prusse (aujourd’hui l’Allemagne, dans l’actuel Land de Thuringe). Les Français ont gagné en 1816 grâce à Napoléon deux victoires importantes, la bataille de Iéna et celle d’Auerstedt (là grâce au Maréchal Davout). La Prusse est à genoux et l’hégémonie française se consolide en Europe.

Cette défaite nourrit le sentiment nationaliste allemand et nourrit l’idée de revanche qui entrainera une autre guerre, franco-allemande (1870), où la France de Napoléon III est vaincue à Sedan. Les différents Etats Allemands s’unissent alors dans un Empire Allemand. Une partie de l’Alsace et de la Lorraine devient allemande. Cette fois c’est l’Empire qui renforce son hégémonie sur l’Europe.

Et c’est reparti dans l’autre sens : cette défaite et ses conséquences (dette de guerre, perte de territoires) vont renforcer le nationalisme français, qui se retrouvera dans le déclenchement de la Première Guerre Mondiale.

C’est dans ce contexte pour le moins perturbé qu’en 1846 nait un atelier d’optique et de mécanique de précision, crée par un certain Karl Zeiss (1816 – 1888).

Si au début de ses activités l’entreprise fabrique essentiellement des microscopes et des lentilles de précision, lors de la Première Guerre Mondiale, elle fournit à l’armée allemande des appareils photographiques et autres capteurs optiques qui permettront aux aviateurs d’effectuer des opérations de reconnaissance contre les lignes de front de l’ennemi.

Puis, lors de la Seconde Guerre Mondiale, elle emploiera de nombreux prisonniers de guerre, des déportés du camp de concentration de Flossenbürg et du service de travail obligatoire. Et continuera à fournir du matériel aux forces armées allemandes.

Mais après cette guerre, où l’Allemagne est vaincue, une partie du personnel scientifique est transféré dans la zone occupée par les Américains tandis que l’autre partie est transférée en Allemagne de l’Est, sous souveraineté soviétique, dont une partie de l’usine, du personnel, du matériel et des outils (en témoignent les Kiev et Moskva, répliques des Zeiss Ikon Contax et Super Ikonta d’avant-guerre). Ainsi se créent deux entreprises : Carl Zeiss à l’Ouest et le VEB Carl Zeiss Jena à l’Est.

Il faudra attendre 1991 pour réunir les deux entreprises. De nos jours Carl Zeiss est leader mondial des verres ophtalmiques, juste derrière Essilor.

Voilà pour situer l’histoire singulière de cette entreprise, qui est partie intégrante de l’histoire de la photographie.

Mais pour en revenir à notre Werra, il faut retourner au début des années cinquante, lorsque les ouvriers et ingénieurs passés de force en Allemagne de l’Est sont libérés (ils ont formé assez d’ingénieurs russes et ukrainiens).

Ils reviennent pour la plupart à Iéna, sans savoir trop quoi faire et dans une usine désaffectée. En moins d’un an, ils vont créer, sans ordinateur, sans étude de marché, sans cible, sans aller-retour de la planche à dessin, sans schéma préconçu à respecter, un produit unique. Son nom emprunte celui d’une rivière proche, la Werra et sa couleur celle de la Thuringe, le cœur vert de l’Allemagne (les premiers Werra sont verts).

Dans un pays où l’individualisme et le non conformisme est non seulement mal vu mais aussi considéré comme contraire à l’ordre social, ces techniciens et ingénieurs vont créer un appareil photographique qui sort complétement des sentiers battus de l’époque.

Cette usine ne fabriquait que l’appareil photo Werra. Pentacom, l’ogre de l’Est, fidèle aux principes de l’économie socialiste planifiée (qui tuaient tout ce qui fonctionnait à peu près bien), l’a repris et puis l’a fermé en 1968 après avoir produit plus de 520 000 caméras.

Il sera produit entre 1955 et 1968 et sera vendu de part et d’autre du sinistre Rideau de Fer.

Vous vous en doutez, la longue vie de ce boitier est propice à des améliorations successives : les premiers Werra, de couleur vert olive, sortent en 1955. C’est lui qui donne le la du design, une ligne épurée, très symétrique, avec des commandes judicieusement placées et intégrées (le déclencheur affleure, le capot de l’objectif sert aussi de pare-soleil, l’avance du film et l’armement de l’obturateur se fait par la rotation d’une bague). Vers 1961, la forme du capot s’arrondit légèrement, accentuant encore la perfection du design. Il y aura in fine quatre générations de cet appareil.

Au fil du temps donc, il y aura des Werra avec ou sans télémètre, avec ou sans cellule, tout noir ou encore couleur Kaki, des objectifs fixes puis des interchangeables, des obturateurs de plus en plus rapides.

Sauf sur les tout premiers exemplaires, l’objectif est un Carl Zeiss Jena de formule Tessar, qui devra prendre le nom de Jena T suite à des objections sur le nom faites par Zeiss en Allemagne de l’Ouest sur les exemplaires plus tardifs (au fait Jena est la transcription allemande du mot Iéna).

Voilà, le tableau est brossé, voyons voir de plus près ce Werra Matic E.

Présentation du Werra Matic E.

Celui-ci est apparu après le Werra de la cinquième génération et doit dater de 1967 car il est équipé d’un obturateur Prestor RVS qui atteint, chose rare pour l’époque, la vitesse de 1/750s ainsi que d’un objectif de 50mm ouvrant à f2,8 marqué aus Jena T, le mot Tessar étant protégé par Zeiss Ikon, nous l’avons lu.

D’aucuns soulignent que ces modèles ont perdu du minimalisme bauhausien des premiers appareils. Des lignes striées argentées ont été ajoutées, donnant un petit côté plus moderne mais qui s’éloigne de la pureté des premiers boitiers. Mais, franchement, on a vu pire !

Je reviens un instant en arrière : le premier Werra est apparu sur le marché en 1955. Dès ce moment, il rompait avec les autres appareils de l’époque non seulement par sa forme, minimaliste et très moderne, mais aussi par les solutions techniques envisagées, et qui ont progressé au fur et à mesure de la vie de l’appareil.

Le premier Werra Matic proposait, en vrac : un posemètre couplé, un télémètre couplé, des objectifs interchangeables (il est livré avec un grand Tessar), la synchronisation du flash à toutes les vitesses. Tout ça dans un format de poche.

A ces aspects techniques, il faut ajouter l’idée géniale de l’armement en tournant simplement la bague autour de l’objectif, celle-ci fait aussi avancer le film d’une vue. C’est un mécanisme d’une grande précision et néanmoins solide (si on le respecte). La bague tourne d’un quart de tour vers la gauche (on s’y fait vite).

Gros plan sur l'objectif d'un appareil photo Werra Matic E, montrant les réglages de l'objectif et la texture de la molette.

Autre grande idée, le capuchon d’objectif : on peut retirer le bouchon visant tout en le gardant en place, ce qui assure une bonne protection en cas de fine pluie (attention, il n’est pas étanche), ou le retirer et le positionner à l’envers, en le visant sur l’objectif, lui assurant ainsi une bonne protection contre le soleil. Enfin, le bouchon du capuchon peut aussi être utilisé comme bouchon d’objectif.

Appareil photo Werra Matic avec objectif et bouchon placé sur une surface de bureau.

N’oublions pas non plus le déclencheur, affleurant au capot, avec cependant un filetage pour y fixer une commande filaire.

Vue du haut de l'appareil photo Werra Matic E, montrant le déclencheur et la molette de réglage, avec un fond bleu.

Tous les appareils qui suivront garderont ces points positifs, sauf la monture permettant de changer d’objectif sur quelques modèles.

Enfin, mais là je cite un passage de Collection-appareils, l’obturateur était aussi une pièce d’orfèvrerie inédite : L’obturateur Prestor est assez particulier. Pour permettre des temps de pose inférieurs au 1/500, les ingénieurs est-allemands ont trouvé un système original.
Sur un obturateur central classique, les lames de l’obturateur en forme d’aileron de requin ralentissent avant d’arriver à la pleine ouverture, puis passent par une vitesse nulle pour repartir en sens inverse afin de refermer le passage de la lumière. Ceci nuit aux performances de l’obturateur pour les poses brèves.
Sur le Werra, les lamelles en forme de croissant de lune ne ralentissent pas à l’approche de la pleine ouverture mais continuent à se déplacer dans le même sens; et c’est la seconde partie du croissant de lune qui obture la lumière. L’inconvénient de ce système est que, lors du réarmement, les lamelles suivent le chemin inverse et l’obturateur se ré-ouvre.La présence d’un second obturateur fermé pendant le réarmement est donc nécessaire.
Il faut savoir que Carl Zeiss Jena se fournissait auparavant chez Zeiss pour ses obturateurs (Compur et Synchro Compur), mais un différend avec l’allemand l’a contraint à fabriquer son propre obturateur, le Prestor, tout aussi excellent et original.

Voilà, c’est écrit : allons voir maintenant le modèle qui nous préoccupe, le Werra Matic E de 1967.

Je commence par coller mon œil au viseur, et là, surprise, il est extrêmement lumineux, avec des cadres qui semblent gravés dans le verre. Des lignes indiquent la correction de la parallaxe et au centre, un rectangle bien visible pour le réglage du télémètre. La vitesse d’obturation et les valeurs d’ouverture sont reflétées dans le coin droit par un système de miroir très ingénieux.

Viseur d'un appareil photo Werra Matic E avec cadre de visée et image d'un château sur une colline.

Héritage sans doute des appareils russes, le Werra possède un correcteur dioptrique. Il suffit de tourner la bague autour du viseur pour adapter à sa vision (+/- 2 dioptries).

Appareil photo vintage Werra Matic E sur un bureau, avec un design argenté et noir, entouré de matériel informatique.

Ensuite, j’ai cherché le levier d’armement avant de comprendre qu’il fallait faire tourner la bague derrière l’objectif tant pour faire avancer le film d’une vue mais aussi pour armer l’obturateur.

C’est facile et on se demande pourquoi d’autres n’y ont pas pensé avant !

Ensuite, les réglages sur l’objectif : la première bague est celle destinée à la distance.

Par dessous, une molette qui porte la manivelle de rembobinage, au centre, le verrou, à l’autre extrémité, le compteur de vue. Au sujet du verrou, deux lettres O/R pour ouvrir/fermer et ensuite 3 autres lettres, V-X-M qui sont en fait les positions pour le flash (X-M pour la synchro X et pour les ampoules magnésiques) alors que le V indique le retardateur. C’est en fait le curseur juste au dessus, attaché à l’objectif, qui fait le réglage. Pour le retardateur, il faut d’abord mettre le curseur sur la bonne position, puis armer l’appareil et enfin appuyer sur le déclencheur. Vous avez 10 s pour être sur la photo aussi !

Le filetage pour un trépied, ou pour les anciens modèles, le trépied et une barre sur laquelle on posait le flash, est au centre de la semelle.

Imaginons avoir mis le verrou sur O pour ouvrir la chambre afin de poser un film dedans. C’est en fait tout le dos qui s’escamote. A l’intérieur, le film se place à droite et se déroule vers la gauche. Il faut un peu de doigté pour introduire l’amorce dans la fente de la bobine réceptrice mais une fois cela effectué, le film s’enroule facilement (voir vidéos ci-dessous). Les rainures dans lequel glisse le dos sont profondes et parfaitement usinées, ce qui évitera des fuites de lumière.

Intérieur d'un appareil photo Werra Matic E, montrant le mécanisme et le compartiment à film, avec un fond de clavier et une tasse à café en arrière-plan.

A noter que le compteur d’images doit s’initialiser à la main. Il faut positionner le repère sur zéro, ensuite ‘il s’incrémente d’une vue à la fois.

Vue rapprochée de l'objectif d'un appareil photo Werra Matic E, montrant les réglages de distance et de mode, avec un fond flou de bureau.

Au fait, lorsque vous serez en fin de film, vous devrez renverser le boitier, le capot vers le bas, appuyez sur le déclencheur et sortir la manivelle pour rembobiner le film. Il suffit de tourner dans le sens indiqué par la flèche pour rembobiner la pellicule.

La cellule, au sélénium, est couplée. Ici elle n’est plus protégée par un clapet (dommage, cela aurait allongé sa durée de vie) mais une petite fenêtre rectangulaire translucide sur le capot, éclaire l’aiguille dans le viseur. Un mécanisme couple alors vitesse/diaphragme, l’index de réglage est décalé à 45° vers le viseur et les indications de vitesse et diaphragme sont gravées en noir sur fond blanc pour être mieux visibles dans le viseur.

Appareil photo Werra Matic posé sur un bureau avec un capuchon d'objectif à côté.

L’affichage de la cellule et en bas du viseur, où vous verrez une espèce de T à l’envers. Une aiguille se déplace sur ce T et lorsque celle-ci est alignée avec la tige du T c’est que les valeurs d’ouverture et vitesses que vous avez choisies sont bonnes.

Ne vous y trompez pas, cette apparente simplicité est en fait une prouesse d’ingénierie mécanique, mais avant tout, la création d’un posemètre pour un appareil photo nécessite qu’il puisse déterminer la vitesse d’obturation et l’ouverture que vous utilisez, afin qu’il puisse utiliser ces valeurs dans ses calculs. Sur la plupart des appareils, le couplage du posemètre est relié à un simulateur de diaphragme et un circuit électronique. Pas de ça ici : lorsque vous tournez la vitesse d’obturation ou la bague d’ouverture, toute la lecture de l’aiguille (qui se reflète de manière opaque dans le viseur comme un point télémétrique) est décalée vers la gauche ou la droite ! Il dispose, en effet, de son propre système de télémètre séparé, où les bagues de vitesse d’obturation et d’ouverture agissent comme des fournisseurs de paramètres.

Que penser de cet appareil ?

Sa forme détonne (pour l’époque) et étonne mais on l’a tout de suite bien en main. Si j’ai tâtonné pour trouver comment l’armer au début c’est parce que je rechigne toujours à faire des recherches avant d’avoir trouvé comment fonctionne un appareil (sinon c’est moins rigolo). Mais une fois que l’on a compris le truc, c’est facile et rapide.

Ce qui est le plus lent, c’est d’accrocher un film dans la chambre, c’est sans doute aussi une question d’habitude à prendre.

Les commandes, surtout le déclencheur, sont très douces (presque un Sensor d’Agfa).

Bref, il titille la curiosité des passionnés de vieux appareils argentiques tant il est original.

Attention, il n’est pas exempt de défauts et notamment les lamelles particulières de l’obturateur ont tendance à coller et comme il y a deux obturateur, bonjour la galère pour démonter ! Même si c’est facile, il faut un peu d’habitude pour bien manipuler la bague de réarmement sans quitter le viseur des yeux.

Mais si vous tombez sur un exemplaire parfaitement sain et fonctionnel, vous aurez la satisfaction de photographier avec un appareil assez unique et tout à fait qualitatif.

Question prix, il faut compter entre 60 et 100€ pour un bel exemplaire complet. Plus s’il est accompagné de ses accessoires.

Seriez-vous tenté d’en essayer un ?

Vidéos d’illustration.

CARL ZEISS WERRAMATIC
Camera Number 379 Werra Matic

Un peu de technique.

Pour le mode d’emploi, c’est par LA.

  • Fabricant : Carl Zeiss Jena, modèle Werra Matic
  • Années de fabrication : 1961 – 1968
  • Obturateur : Prestor RVS (obturateur à lames métalliques)
  • Vitesses d’obturation : 1, 1/2, 1/4, 1/8, 1/15, 1/30, 1/60, 1/125, 1/250, 1/750 et B
  • Objectif : Carl Zeiss Jena – Tessar 2.8/50
  • Ouverture : f2,8 – f22 par demi-arrêts
  • Flash ; prise froide et prise PC sur le côté droit
  • Télémétrique à coïncidence, cadre collimaté avec réglage de la parallaxe
  • Cellule : au sélénium

Des références.

https://dirapon.be/Werra.html, https://www.collection-appareils.fr/x/html/appareil-3731-Carl%20Zeiss%20Jena_Werramatic.html, https://www.collection-appareils.fr/x/html/appareil-2498-Carl%20Zeiss%20Jena_Werra%203.html, https://www.chassimages.com/forum/index.php?topic=97823.0, https://web.archive.org/web/20090109022107/http://pagesperso-orange.fr/krg/werra/werra.htm (une mine d’or en infos utiles et vérifiées), en français ; https://cameracollector.net/carl-zeiss-werra-family/(une autre mine d’or pour des infos utiles), https://cjo.info/chttps://cameracollector.net/carl-zeiss-werra-family/assic-analogue-cameras/carl-zeiss-jena-werra-series/, http://cameras.alfredklomp.com/werramatic/, https://thecameracollection.blogspot.com/2010/10/werra-matic.html , en anglais ; https://web.archive.org/web/20080613175843/http://www.archive.zeiss.de/, en allemand

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