Le Ferrania Eura

Une brocante de début avril, avec du soleil, assez exceptionnel.

Mais hormis cet astre, pas grand chose à me mettre sous les yeux ou entre les mains … et puis, au retour vers la voiture, j’aperçois un vieil appareil en bakélite, dans une trousse, avec ses accessoires qui ont l’air d’époque.

La dame du stand étant occupée, je prends cette trousse en mains et regarde ce qui s’y trouve : un boitier aux formes très datées, un flash, des ampoules, un second flash avec son câble. Bref, un « set » complet.

La dame a terminé son autre vente et revient vers moi. Je lui demande quelques précisions sur cet appareil et là elle me dit que c’est le sien, qu’elle avait reçu pour sa communion et qu’il est avec les accessoires qui l’ont toujours accompagné.

Poliment, au risque d’un impair, j’ose lui demander de quand date cette communion : « au début des années soixante », me dit elle en souriant.

Reste maintenant le moment délicat, celui où je m’enquiers du prix … une brève hésitation, parce que la dame me demande ce que je compte en faire. Et je lui explique ma démarche, le site, les achats et les tests que je fais.

Rassurée sans doute, elle me laisse partir avec ce souvenir qu’elle avait gardé mais plus guère utilisé, finalement.

A moi maintenant d’essayer de vous le présenter.

Vous allez voir, ce petit appareil tout en plastique va vous réserver des surprises car, très honnêtement, je pensais que sa présentation serait rapide … c’était sans compter sur le hasard, qui fait si souvent bien les choses !

Source : Bencinistory

Voici tout d’abord comment se présentait les coffrets cadeaux de cet appareil. Celui qui nous occupe date de 1966, celui que cette charmante dame m’a vendu (seule la tirette est HS).

Mais peut-être un mot d’abord sur Ferrania, une marque italienne qui, à l’origine, fabriquait essentiellement des films pour appareils photo, le cinéma et le monde médical.

Si elle a produit des appareils photos, c’est pour vendre aussi de la bobine (si je puis écrire), comme l’on fait Kodak, Agfa, Adox, Gaumont, etc. plus ou moins aux mêmes époques.

Elle n’a pas fabriqué tous les appareils qu’elle vendait sous sa marque, seulement les plus simples, les autres étant confiés à des partenaires, pour la plupart européens.

Son nom vient de la commune de Cengio, au lieu dit Ferrania, située en province de Savone (Ligurie) où, en 1917, se crée la FILM (Fabbrica Italiana Lamine Milano). Elle fusionnera en 1932 avec la SA Michele Cappelli. En 1935, ils rachètent la FIAMMA, active dans la construction d’excellents appareils.C’est à partir de cette époque qu’elle engrange les connaissances nécessaires (conception, fabrication) à la fabrication d’appareils photo.

Puis, en 1937, elle rachète encore la société FILMA, de Turin qui, comme son nom ne l’indique pas, fabriquait des luminaires caisson en tôles (mais bon, les fondateurs étaient dans plusieurs entreprises).

La société sera rachetée en 1964 par le groupe 3M, car outre la photographie, elle était impliquée dans l’impression notamment.

Pour compliquer un peu les choses, certaines caméras Ferrania ont été fabriquées par Dacora en Allemagne, tandis que leur série Condor l’était par Galileo en Italie.

Officiellement Ferrania est née en 1937 et elle est prête à commencer l’aventure.

Au début, elle recyclera des appareils fabriqués autrefois par Cappelli, des 6×6, 6X9 et 4,5×6. C’est en 1939 que la société Ferrania crée deux nouveaux appareils, le Zeta et l’Eta, qui seront présentés à la Foire de Milan en 1940. Si le Zeta est un 6X9 « classique », l’Eta rompt avec les formes usuelles des appareils de l’époque.

Source : Bencinistory, le Zeta en haut (6X9) et l’Eta (4,5×6) en dessous

Les années quarante verront l’avènement d’appareils télémétriques, folding et box tous assez originaux. Parfois en étroite collaboration avec l’entreprise Galileo, fabriquant d’appareils et d’optiques réputés.

En 1950, sortait notamment l’Elioflex, un reflex à double objectif qui utilisait du film 120 pour des négatifs 6×6, avec objectif Galileo. Ce fut un succès commercial car ce boitier, encore une fois, rompait avec les appareils traditionnels du paysage photographique italien.

Cette période fut l’âge d’or de la marque, avec une production d’appareils renommés (Condor, Falco, Rondine, Ibis, Astor et leurs nombreuses déclinaisons), jusqu’en 1952, qui marque une rupture. Celle d’avec Galileo d’abord pour des raisons internes. Puis une certaine rationalisation de la production afin de réduire les coûts et augmenter la production.

Les nouveaux appareils sont souvent des variations sur des thèmes plus anciens, qui évoluent par petites touches.

Enfin, en 1959, apparait l’Eura, un appareil fabriqué à Milan, tout en plastique, ultra-économique en format 6×6 pour film 120. Le boitier sera présenté comme  » une avancée décisive pour que TOUT LE MONDE puisse photographier en toute simplicité, en toute confiance, avec satisfaction, à moindre frais ».

Très simple d’utilisation, j’y reviendrai, il fit l’objet d’une campagne de publicité non seulement en Italie mais partout en Europe. L’Eura sera sans doute le plus grand succès commercial de la marque car, outre sa simplicité, les résultats photographiques étaient salué par la presse photo de l’époque.

Dans le même esprit, en 1962 les modèles Euralux 34 et 44 restaient proches de l’Eura : tout en plastique, mais plus petits, utilisant alors le film 127 pour des négatifs respectivement de 3×4 et 4×4, ils gardaient la même simplicité d’utilisation mais introduisait une espèce de coquille à l’avant, qui renfermait un petit flash à ampoules, rabattable.

Ce petit boitier noir, tout plastique, est donc un « phénomène » finalement un peu oublié de nos jours, quoique … les Lomographistes ne pouvaient qu’être enthousiastes à sa (re)découverte, j’en parlerai plus loin avec un projet étonnant.

Simple, écrivais-je, je dirais même simplissime, comme pouvaient l’être le Bilora Gevabox ou l’Agfa Clack, contemporains.

Son objectif est une lentille en plastique à ménisque, avec une mise au point de 2m à l’infini. Notons toutefois que la lentille est recouverte d’un traitement bleuté, anti-réfléchissant.

Tiens, juste en passant, c’est quoi une lentille à ménisque ? C’est une lentille qui a deux surfaces courbes, convexe d’un côté et concave de l’autre, plus épaisse au centre que sur les bords. Souvent combinée à un autre objectif, elle diminue la distance focale et augmente l’ouverture du système. L’utilisation d’une telle lentille produit un plan focal plus petit et occasionne moins d’aberrations qu’un objectif plan – convexe standard, améliorant la qualité de l’image.

Il y seulement deux ouvertures f8 (nuageux) et f12 (ensoleillé) et une seule vitesse, le 1/50s. Pas de pause bulbb, ni retardateur.

Mais on peut y brancher un flash !

Pour l’ergonomie, disons que c’est un peu atypique : le bouton d’avance du film est en dessous (habituellement il est au dessus) et guère pratique à cet endroit.

Et le verrouillage de la porte arrière, qui s’enlève entièrement, demande que l’on tourne le gros bouton du dessous vers « ouvrir » tout en descendant le curseur. Pas pratique du tout, même si cette technique permet de sécuriser le dos des ouvertures fortuites. Sur le dos amovible, au milieu, une fenêtre en rouge inactinique pour lire les numéros des photos (un compteur efficace en soi mais souvent peu lisible). Petite coquetterie utile, cette fenêtre est entourée d’un feutre noir pour éviter les fuites de lumière.

Je note que l’assemblage des plastiques est bon, avec des rainures qui s’emboitent bien et est sans doute bien étanche. Mais attention, c’est du plastique, qui pourrait se déformer si on l’expose à de fortes chaleurs.

Heu, pour refermer le dos, il faut le placer contre, remonter le curseur de gauche, ce qui libère la roue d’ouverture/blocage et revient bloquer le mécanisme. Il faut exercer une petite pression sur la partie droite pour bien clipser l’ensemble.

Je crains que même avec de l’habitude, changer de film demande un peu de patience.

Encore un mot, à propos de la chambre cette fois. Comme pour l’Agfa Clack, est elle légèrement bombée et le dos porte des « rails » qui servent de presse film.

Autre bizarrerie, la griffe du flash est montée sur la partie du dos qui s’enlève. La notice prévient d’ailleurs de tenir l’appareil contre soi lorsqu’on veut retirer le flash, pour éviter tout risque d’ouverture en tirant trop fort sur le flash.

Le viseur est un simple tunnel de Galilée finalement très lumineux à défaut d’être précis (pas de cadre).

Lorsque vous manœuvrez le bouton de bobinage pour faire avancer le film, dites-vous bien qu’il n’arme pas l’obturateur. Amateur de doubles expositions involontaires (ou pas), pensez-y, cela vous évitera des déconvenues car le déclencheur est toujours « armé ».

Le déclencheur, d’ailleurs, c’est le gros curseur rouge, sur le côté de l’objectif, qu’il suffit de descendre du bout de l’index.

Au niveau réglages, pas de panique : vous placez le repère de la couronne soit sur le chiffre qui correspond (plus ou moins) à la distance sujet – appareil (2 – 3 – 8 – infini).

Pour l’ouverture, même chose : vous placez le curseur soit sur 8 soit sur 12, fonction de la lumière disponible, ou le flash et la distance du sujet (sur 12 si vous êtes vers les 2 m, 8 si vous êtes au delà).

Sur l’appareil que j’ai acheté, on a dû recoller la couronne, mais pas à la bonne place car les symboles ne correspondent pas au mouvement de l’objectif ni à la position des ouvertures. Je vais regarder à remettre ça en place.

Ah oui, toujours sur le fut de l’objectif, une prise pour le câble du flash que vous aurez mis dans la griffe.

Qui dit appareil simple dit mode d’emploi restreint : ici, on frise le concentré

Voilà, voilà …

Admirez au passage la lanière en plastique, d’origine. Sa fragilité nous rappelle que l’appareil, nu, pèse moins de 300gr.

Les designers italiens ont bien travaillé et le style de l’appareil est plus élégant que l’Agfa Clack ou le Bilora Gevabox, mais les goûts et les couleurs …

Comme je l’écrivais plus haut, un appareil typique de la Lomographie : simple à utiliser, pas mal fichu, plaisant à l’œil avec son côté « vintage » assumé.

Lors du confinement dû à la pandémie de Covid 19, des photographes, essentiellement italiens, ont eu l’idée d’utiliser cet appareil pour raconter leur quotidien de confinés, mais je leur laisse la « parole » :

« Quinze passionnés de photographie racontent avec le même appareil – un Ferrania Eura de 1959 – l’immobilité qui nous entourait lors du premier confinement (mars/avril 2020).

Dans cette situation aliénante, celle qui a caractérisé la première vague, dans laquelle les journées sont devenues répétitives et semblables les unes aux autres enveloppées dans cette couverture de silence.

Chiara Vannoni, créatrice, dans cette perspective a cherché qui utiliserait la FERRANIA EURA et pourrait lire le même moment avec des yeux différents, créant ainsi le Collectif aLongSunday.

Comme un dimanche après-midi très long et désert où quinze passionnés de photographie ont repris leur EURA. L’idée était de documenter ces moments en appuyant leur intemporalité pour décrire un moment inédit avec un regard ancien. Cet appareil photo petit et léger de 1959 était la clé pour accompagner l’attente.

Ferrania Eura est le véritable protagoniste de ce projet. Le fil rouge qui unit les photographes ». Source : aLongSunday

Je vous invite, naturellement, à découvrir leurs travaux en tenant compte du contexte particulier du moment et du comment :

« NOS PHOTOS : Le claquement doux puis le claquement presque impertinent de la roue d’avance étaient le fil conducteur qui liait nos souvenirs de ces jours surréalistes.

Chacun, de la manière permise dans les lieux où il se trouvait, a commencé à emporter ce petit moyen format avec lui et à lui faire écrire ce qui se passait autour de lui.

Il y a ceux qui ont l’habitude de la photographie pour le travail, ceux qui la voient comme un passe-temps, ceux qui en ont une passion. Dans ce groupe, la variété n’est pas seulement géographique.

LE CONTEXTE HISTORIQUE : Le court-circuit du temps qui ne semblait plus s’écouler était amplifié par la vue de la petite caméra qui donnait une image presque intemporelle de ces jours étranges.

La grande vague qui nous a saisis et nous a enfermés dans nos maisons a brisé la réalité de ces mois en mille fragments.

Le confinement a eu des répercussions qui vont au-delà de celles économiques et sanitaires au sens strict. Dans le projet photographique, il est possible d’observer à la fois la trace de la documentation de la réalité et les différentes visions qui la filtrent pour la raconter.

Avec l’arrivée de l’été, les signes d’un mécanisme de refoulement tantôt inconscient, tantôt volontaire commencent à apparaître, frisant le déni.

Un projet comme celui-ci, sans se focaliser sur l’actualité des médias connus de tous, rappelle que même dans la réalité de chacun quelque chose s’est passé  » Source : aLongSunday

Les photos de ce groupe de passionnés, outre le message, vous donneront un aperçu des capacités étonnantes de cet appareil (il suffi de cliquer sur le nom de chaque photographe sous le titre Project 1.0.).

Franchement, ayant vu ces photos, je me demande encore pourquoi certain(e)s achètent encore un Holga ou un Diana F ? Ils ne présentent guère plus de réglages que celui-ci et en plus, ils souffrent d’un important vignetage – parait-il leur « signature » – dont est exempt le Ferrania Eura.

En ressortir fera aussi preuve d’écologie : l’appareil existe déjà, pas besoin d’en recréer de nouveau pour tenter l’expérience.

Vous l’aurez compris, ce petit appareil improbable m’a séduit. Il me reste quelques bobines en 120 que je destinais à un Diana F+ (oui, je sais, je cumule les fautes de goût !).

Il n’est pas trop difficile d’encore en trouver, tout le monde ne s’en est pas débarrassé, la preuve. Souvent offert comme cadeau, certains ont été précieusement conservé. Son prix ne doit pas dépasser 10€ si le set est complet, comme ici. Sinon, pas plus de 5€ pour l’appareil seul.

Juste à vérifier que l’obturateur fonctionne, que la coque n’a pas subit de chute et qu’elle n’est pas fissurée ou cassée.

Sinon, bonne découverte et, surtout, bon amusement !

Quelques publicités d’époque

Source : Photrio.com
Source : Bencinistory

D’autres exemples de photos prises avec l’appareil ICI et LA.

Caractéristiques

Film 120 rouleau, format image 6x6cm
Objectif ménisque f/8, filtre à enfiler
Ouverture : f/8 et f/12, réglage : levier et échelle sur le barillet de l’obturateur
Plage de mise au point : 2-8m +inf
Mise au point manuelle de la cellule avant
Obturateur Everset, une vitesse 1/50
Armement et déclencheur : par le même levier, sur le barillet de l’objectif-obturateur

Remontage : bouton sur la plaque inférieure
Viseur télescopique inversé
Prise Flash PC : sur le barillet de l’obturateur
Retardateur : aucun
Capot arrière : amovible, s’ouvre par un loquet sur le côté droit de la caméra
Gravure au dos de la couverture : Made in Italy
Prise trépied : ¼’
Pattes de sangle
Corps : plastique et aluminium ; Poids : 244 g
N° de série aucun

Pour le mode d’emploi, c’est par LA.

Des références : https://camerapedia.fandom.com/wiki/Ferrania_Eura, https://www.lomography.com/magazine/224211-ferrania-eura-the-beauty, http://ericconstantineau.com/photo/review_ferraniaeura_en.html, https://camerapedia.fandom.com/wiki/Ferrania en anglais, https://it.wikipedia.org/wiki/Ferrania_Eura, https://bencinistory.altervista.org/001%20CAM.%20FERRANIA/storiaferrania3.html, https://www.alongsunday.com/, https://thefilmrenaissance.wordpress.com/2016/07/02/ferrania-eura-the-italian-holga/, https://bencinistory.altervista.org/001%20CAM.%20FERRANIA/intro%20ferrania.html en italien, https://www.mes-appareils-photos.fr/Ferrania-Eura.htm, https://www.collection-appareils.fr/x/html/page_standard.php?id_appareil=105, https://fr.wikipedia.org/wiki/Ferrania en français

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